19 mai 2013

La faiblesse du géant

Il n'aura probablement jamais été, à mes yeux le plus fort.
Le plus grand? Peut-être. Parce qu'avec plus d'un pied de plus que ma mère, il me semblait un géant.
Mais un géant fragile, un géant imprévisible, un géant qui pleure ou qui crie.

Un géant qu'on ne voyait pas souvent.
Il travaillait à Montréal, on demeurait en banlieue. Maman était à la maison avec moi et lui revenait pour le souper.
Petite, je me rappelle que mon chien le guettait en haut de l'escalier d'entrée, environ 10 minutes avant son retour.
La vie d'un fonctionnaire avait cela de prévisible, son horaire était bien réglé.

Je me souviens bien avoir fait quelques activités avec lui.
Se lancer la balle dans la cour, au-dessus du fil électrique, avec ma grosse mite, était sans aucun doute ma préférée. Pour le reste, il y avait ma mère.

Il était exigeant. Il attendait que son repas soit servi avant de venir s'asseoir à table. Il ne participait pas aux tâches de la maison. Il ne s'impliquait pas dans ma vie scolaire. Mais je savais qu'un jour, alors que j'aurais à étudier du Beaudelaire ou à parler de la vie d'un artiste québécois, il serait là pour me proposer un de ses livres.

Ce géant était plutôt solitaire. Un géant parmi un monde plus petit que lui.
Je réalise que bien souvent, dans sa tête, c'est ainsi qu'il les voyait, les autres.
Il était marginal, à sa façon. À sa façon de penser, de parler, sa façon de voir la vie, d'écouter la musique, de faire face au changement. Socialement parlant, il était à part. Mais lorsqu'il jouait à la balle-molle avec ses chums de balle, je le voyais comme un des leurs.

Aujourd'hui, le géant doit se plier pour rentrer de tout son long dans un lit prévu pour les autres.
Il doit accepter le fait qu'il est maintenant un parmi tant d'autres.
Plus de place pour la marginalité. Ton repas arrive en même temps que celui des autres et tes demandes spéciales ne passent pas avant celles de personne.

Ce géant réalise, peu à peu, que sa marginalité ou sa douleur de vivre auront pris beaucoup de place dans les dernières années. Des chums de taverne, ça ne vient pas te visiter à l'hôpital quand tu es sur ton lit de mort.

Ce géant réalise aussi que sa fille ne sera jamais une de celles qui se plie à ses volontés. Ce qu'il l'a trouvée rebelle, cette jeune fille, alors qu'adolescente, plutôt que de mettre son assiette sur la table à l'heure du souper, elle la lui laissait sur le comptoir et allait elle-même s'asseoir à table pour l'obliger à aller se servir lui-même. Ce qu'elle paraissait effrontée, cette jeune femme qui tentait de convaincre sa mère de cesser de se lever pour préparer un repas au géant, alors qu'il revenait du bar à minuit le soir en réclamant ses vivres.

Ce géant ne peut maintenant compter que sur elle. Et elle, elle n'est qu'une femme parmi toutes les autres. Pas une géante. Pas une pieuvre.

Le géant, de par sa marginalité, n'a pas toujours écouté ce que plus petit avait à dire.
Ce géant ne sait pas que la prunelle des yeux de sa propre fille est autiste. Il n'a aucune idée de ce qu'elle vit au quotidien.
Et dans sa faiblesse, du fond d'un lit d'hôpital, il se permet encore d'être exigeant.
Mais la plus petite que soi, même si elle tente de soutenir le géant, ne peut plus faire grand chose pour changer la vie qu'il a mené.

Il se dira peut-être qu'elle se rebellera jusqu'à la fin, à ne pas céder à ses moindres caprices et à lui refuser certaines choses qui sortent des limites du possible et du raisonnable.

Parce qu'on a beau dire que les dernières volontés sont la moindre des choses, il n'y a que pour le condamné à la chaise électrique ou le fils de Dieu que ça a semblé être une évidence.
Pour le géant, dans sa faiblesse, c'est plutôt une fatalité qu'il doit remettre dans les mains que plus petit que lui.

Et mes mains sont pleines.
Et que ma fatalité, c'est que mon père va mourir bientôt.
Ça tombe de haut, un géant.